C comme Cécile et J comme Janine
Même si Janine n’habite plus Broc depuis bien longtemps, elles en ont tellement partagé
toutes les deux, ensemble…
En ce début d’après-midi, Cécile a demandé à Janine de nous rejoindre dans son petit appartement de la Rue Nestlé. Parfois elle a l’impression que sa mémoire lui joue des tours, s’embrume un peu avec le temps. Mais dès que l’on se met à parler du “Tilleul” voilà que des milliers de petites ampoules s’allument et se reconnectent dans son cortex, preuve que tout fonctionne à merveille Cécile !
Elles ont chacune ressorti leur vieil album avec de magnifiques photos en noir et blanc, comme on n’en fait plus, en mode argentique. Tout le charme de la pellicule qu’il ne fallait surtout pas oublier d’insérer dans l’appareil avant de prononcer la formule magique
“Souriez, le p’tit oiseau va sortir !”
Huumm… Pas toujours bien cadrées, ni très nettes, ni même réussies…
“T’as vu la tête !!!”
Mais de biens jolis souvenirs quand même.
Avec leurs sœurs, toutes aussi belles les unes que les autres, elles auraient pu jouer dans une série télévisée, Cécile et Janine.
“Une famille formidable” ou “Huit ça suffit”…
“Oh que ouiii !”
Avec les années, Marius leur père s’y était résigné, et ça n’était pas faute d’avoir essayé ! Il n’aurait certes rien pu y changer - XY contre XX - une chance sur deux, multipliée par huit, un calcul aussi compliqué que la génétique !
Assis sur la banquette du fourneau en mollasse, il avait tout simplement haussé les épaules lorsqu’on lui avait demandé “Alors Marius, un garçon ?!?”
Mais non, c’était à nouveau une fille, la huitième, la dernière que l’on appellera Monique.
Comme à chaque fois, Sara avait accouché à la maison, avec l’aide d’une sage-femme venue à domicile. Un dimanche presque comme les autres, les filles s’en revenaient de la messe
tout s’était bien passé et c’était tout ce qui comptait…
Marius Descloux était né au début du siècle ; Il avait grandi à Vaulruz et appris le métier de menuisier. En 1929, il s’était marié avec Sara Menoud avant de s’installer en Valais, à Aigle.
Mais voilà qu’en cette fin d’été 1939, on l’appelle à la rescousse ; c’est la mobilisation générale sur ordre du Général Guisan. Une douche froide pour lui et ses deux frères plus jeunes, qui sont contraints à rejoindre les troupes postées aux frontières.
En leur absence, Marius s’en retourne alors, bien malgré lui, s’occuper de l’exploitation familiale à Vaulruz. On imagine le baluchon pour cette “petite” famille qui déjà se compte par sept. Mais Sara ne manque pas d’énergie, elle s’adapte et compose…
La petite cinquième vient de naître, elle s’appelle C comme Cécile.
Lorsqu’enfin la vie peut reprendre son cours au printemps 1945, Marius acquiert son propre toit à Vuadens. Il sera tantôt ouvrier agricole, tantôt agent d’assurances, jusqu’au jour où il tombe sur cette petite annonce :
A vendre à Broc, le Café du Tilleul situé Rue des Moulins
Renseignements au (029) 3 15 12
Au fil des années, de nombreux tenanciers s’y étaient succédés au Café Restaurant du Tilleul à Broc ; Célestin Favre, 1er recensé en 1908, puis François Sudan, François et Elisa Repond, Auguste Mossu, Alfred Overney, Anselme et Julie Pugin, Marie Bourguet, Edmond Morel, Joseph Grosslique.
Tout un passé dissimulé en ces murs…
On y organisait des veillées, des cassées, des soirées tripes avec de la bonne musique !
Des concerts dans le grand jardin, des matchs de quilles, des jeux de l’oie, du billard américain.
En février, on y venait surtout pour le grand Carnaval-Bénichon qui durait trois jours, du dimanche au mardi gras. Les masques déambulaient à travers Broc-Fabrique, du café de l’Union au café du Tilleul, avant de remonter jusqu’à Broc-Village pour danser la polka. Une coutume qui datait déjà de plusieurs décennies.
Ainsi c’était maintenant au tour de la famille Descloux de reprendre le flambeau et de s’installer au “Tilleul”.
En cette année 1953, Janine et Cécile rejoignent les classes primaires de Broc.
Cécile se souvient de l’école ménagère avec Soeur Marguerite “ Une vraie punaise ! Paix à son âme ”… Mais ça n’est pas là qu’ elles apprendront l’art de la bonne cuisine !
Au Tilleul, c’est leur maman qui est au fourneau ; une cuisine traditionnelle qu’elle se plait à transmettre à chacune de ses filles. Excellente à en juger le nombre de couverts…
Aux douze coups de midi, la grande salle à manger est bondée, il faut dire qu’avec la chocolaterie “Cailler” juste à côté… Cécile n’a pas une minute, elle accueille les clients, prend la commande, sert les boissons, se brûle les doigts aux assiettes, et ça 7 jours/7. Tout pareil pour Janine qui, aux heures de pointe, ne sort pas de la cuisine.
“ Un ragoût purée table 3 ! ”
Heureusement le soir venu, les jeunes-gens de la région investissent les lieux et c’est l’ambiance assurée. Parce qu’on s’le dit, au Tilleul à Broc c’est sympa, et y’a de jolies filles !
Et puis il y a aussi ces militaires qui dorment sur place, et les monteurs de la Nestlé qui passent la soirée à jouer aux cartes, un verre à moitié vide à moitié plein.
Il y en justement un qui lui fait de l’œil à Cécile, même qu’il ne parle pas un mot de français ! Parfois, il lui écrit des mots doux en dialecte suisse-allemand… Ach !!! Heureusement, Cécile peut compter sur son amie Martha pour la traduction, le mardi soir après la gym.
Elle pourrait en raconter encore et encore maintenant qu’elle a recouvré le fil, Cécile… L’histoire de Peter et de son cheval “Opéroula” qu’elle avait tenté un jour de monter mais qui s’était cabré à l’arrivée du train, la peur de sa vie !
Ou celle de Georges, cet homme grand et distingué, qui vivait là, en pension à l’année, toujours habillé en costume-cravate, Georges Rolle, un personnage énigmatique... Parfois les jeunes lui faisaient des crasses en lui coupant sa précieuse cravate, ce qui le rendait fou !
Il y en a tellement eu de jolies histoires au café du “Tilleul”
et il y en aura encore beaucoup d’autres avant sa fermeture définitive en 1999.
Après le décès de Marius en 1966, Sara et ses filles resteront aux rennes encore quelques années, à choyer leurs habitués. Sans en avoir l’air, elles sont de vraies avant-gardistes qui mènent à bien une entreprise de femmes, au nez, à l’œil et au palet de ces Messieurs !
“Nous les femmes !”
Puis dans les années 70, ça sera au tour des familles Seydoux, Gremaud, Théraulaz à se succéder, avant l’arrivée d’un certain Monsieur Kong Chai Loh - plus connu sous le nom de “Andy” - venu tout droit d’Orient, à quelques détours près.
Un petit Chinatown à Broc-fabrique, qui l’eut cru ! Le café du “Tilleul” s’appellera alors “Jin Lin”, ce qui veut dire “Proche de”, comme il l’a toujours été…
Merci Cécile et Janine pour ce petit retour vers le passé, pas si lointain que çà…
Et si vous avez aimé leur histoire, vous pouvez ajouter ici un p’tit commentaire, elles seront ravies :)